CINQUIÈME PARTIE

Oraison funèbre

 

Nous apprenons aujourd'hui que Dirk Pitt, directeur des Projets spéciaux de l'Agence Nationale Marine et Sous-marine, est porté disparu. On craint qu'il n'ait trouvé la mort au cours d'un accident en mer, au large du Japon.

Célèbre par ses exploits sur terre et au fond des mers, parmi lesquels ses découvertes de l'épave byzantine précolombienne Serapis, au large du Groenland, l'incroyable cache de la Bibliothèque d'Alexandrie et le trésor de La Dorada, au large de Cuba, entre autres, Pitt avait également dirigé le renflouement du Titanic.

Fils du sénateur George Pitt, de Californie, et de son épouse Suzan, Pitt est né et a grandi à Newport Beach, en Californie. Il a fait ses classes à l'Air Force Academy, où il a joué trois-quarts centre dans l'équipe des Faucons, il fut diplômé douzième de sa classe. Devenu pilote, Pitt resta dix ans dans le service actif et fut élevé au grade de major. Puis il devint membre permanent de la NUMA, à la demande de l'amiral Sandecker.

L'amiral a brièvement rappelé hier que Dirk Pitt était un homme audacieux et plein de ressources. Au cours de sa carrière, il a sauvé de nombreuses vies, y compris celle de Sandecker lui-même et celle du Président au moment d'un incident dans le golfe du Mexique. Pitt n'était jamais à court d'ingéniosité ni de créativité. Aucun projet n'était jamais trop difficile pour qu'il le mène à bien.

Pitt n'était pas un homme qu'on pourra facilement oublier.

Sandecker, assis sur le marchepied de la Stutz dans le hangar de Pitt, relisait tristement la nécrologie de Pitt dans le journal.

- Il en a tant fait que ça paraît injuste de résumer sa vie comme ça, en quelques mots.

Giordino, le visage de marbre, tournait autour du Messerschmitt ME 262 de la Luftwaffe. Fidèle à sa parole, Gert Halder avait regardé ailleurs quand Pitt et Giordino avaient fait sortir l'appareil du hangar, l'avaient chargé sur un camion bâché et réussi à le rapatrier à bord d'un cargo danois en route pour les États-Unis. Le navire avait touché Baltimore deux jours plus tôt et Giordino s'était occupé de faire transporter l'avion jusqu'au hangar de Pitt, à Washington. Il était maintenant sur son support, parmi les autres machines anciennes de la collection de Pitt.

- Dirk devrait être là pour voir ça ! soupira Giordino.

Il caressa le nez du long fuselage vert et regarda les bouches des quatre canons de trente millimètres qui sortaient du capuchon avant. Pitt aurait adoré en faire autant.

Aucun des deux hommes là, dans ce hangar, n'aurait pu imaginer vivre un moment pareil. Sandecker avait l'impression d'avoir perdu un fils, Giordino un frère.

Giordino leva les yeux vers l'appartement au-dessus du hangar.

- J'aurais dû être dans le DSMV avec lui.

- Vous seriez probablement mort aussi, répondit Sandecker.

- Je regretterai toute ma vie de ne pas l'avoir accompagné.

- Dirk est mort en mer. C'est ce qu'il aurait souhaité.

- Il serait là avec nous aujourd'hui si l'un des bras de Big Ben avait été équipé d'une pelle mécanique au lieu d'une scie sauteuse ! insista Giordino.

- Ça ne le fera pas revenir de laisser courir votre imagination, fit Sandecker d'un ton las.

- J'ai l'impression qu'il suffirait que je l'appelle pour qu'il descende de là-haut, murmura l'Italien, les yeux toujours fixés sur l'appartement.

- Moi aussi, admit Sandecker.

Soudain, la porte de l'appartement s'ouvrit et tous deux se raidirent. Mais ce n'était que Toshie, portant un plateau chargé de tasses et d'une théière. Avec une grâce souple, elle descendit le petit escalier et s'approcha des deux hommes.

- Je n'ai pas encore compris comment vous vous êtes débrouillé pour que Jordan vous confie sa garde ! dit Sandecker d'un air étonné.

- Il n'y a pas de mystère. C'est juste un échange, il me l'a confiée à condition que je garde le silence sur le projet Kaiten.

- Vous avez de la chance qu'il ne vous ait pas attaché une chape de ciment aux chevilles avant de vous jeter dans le Potomac !

- J'ai bluffé.

- Ray Jordan n'est pas un imbécile, dit sèchement Sandecker. Il le savait.

- OK. Alors disons qu'il me l'a donnée pour services rendus.

Toshie posa le plateau sur le marchepied de la Stutz, près de l'amiral.

- Du thé, monsieur ?

- Oui, merci, dit Sandecker en se levant.

Toshie se mit à genoux et accomplit brièvement la cérémonie du thé avant de leur passer leurs tasses fumantes. Puis elle se leva et se mit à admirer le Messerschmitt.

- Quel bel avion ! dit-elle sans attacher d'importance aux pneus à plat et à la peinture fanée.

- Je vais le restaurer et le remettre en état, affirma tranquillement Giordino. Je dois bien ça à Dirk.

- Vous parlez comme s'il devait ressusciter, remarqua Sandecker.

- Il n’est pas mort, murmura Giordino dont les yeux se remplirent de larmes malgré sa force.

- Puis-je vous aider ? demanda Toshie. Giordino s'essuya gauchement les yeux et la regarda avec curiosité.

- Désolé, belle dame, mais m'aider à quoi ?

- À réparer l'avion.

Giordino et Sandecker échangèrent un regard ébahi.

- Vous vous y connaissez en mécanique ? demanda Giordino.

- J'ai aidé mon père à construire et à entretenir son bateau de pêche. Il a été très fier quand j'ai réparé son moteur en panne.

- Cette fille est un cadeau des dieux ! s'exclama Giordino avec un grand sourire.

Il la regarda et remarqua la robe sans élégance qu'on lui avait donnée lorsque Jordan la lui avait confiée.

- Avant qu'on commence à démonter ce moteur, je vous emmènerai dans les meilleures boutiques de Washington pour vous refaire une garde-robe.

Toshie ouvrit de grands yeux.

- Est-ce que vous avez beaucoup, beaucoup d'argent comme M. Suma ?

- Non, admit Giordino d'un air sombre. Seulement un tas de cartes de crédit.

Loren sourit et fit signe à Stacy qui se tenait à l'entrée du restaurant chic de Washington où elles s'étaient donné rendez-vous. Le maître d'hôtel conduisit la nouvelle venue à travers la salle à manger de bois blond et de marbre. Stacy, les cheveux retenus par un foulard, portait un pull-over à col roulé de cashmere beige, une écharpe de laine grise et un pantalon assorti.

Loren, en veste de laine écossaise sur une blouse kaki et une jupe taupe, se leva pour accueillir la jeune femme.

- Je suis contente que vous ayez pu venir. Stacy eut un chaleureux sourire et serra la main de Loren.

- J'ai toujours souhaité déjeuner ici. Je vous remercie de m'en donner l'occasion.

- Vous buvez quelque chose ?

- Volontiers. Le vent est glacial, dehors. Un manhattan m'aiderait à me réchauffer.

- Désolée de ne pas vous avoir attendue. J'ai déjà bu un martini.

- Alors, prenez-en un autre pour combattre le froid en sortant, dit Stacy en riant.

Le serveur prit la commande et retourna vers son bar élégant. Loren remit sa serviette sur ses genoux.

- Je n'ai pas eu l'occasion de vous remercier, à Wake Island. On nous a séparés à toute vitesse.

- C'est à Dirk que nous devons tous des remerciements. Loren détourna les yeux. Elle croyait n'avoir plus de larmes après toutes celles qu'elle avait versées en apprenant la mort de Pitt. Pourtant, elle sentit qu'elle était sur le point de recommencer.

Le sourire de Stacy s'effaça et elle regarda Loren avec sympathie.

- Je suis désolée pour Dirk. J'ignorais que vous étiez si proches.

- Nous avons eu des hauts et des bas, toutes ces années, mais nous ne sommes jamais restés longtemps séparés.

- Avez-vous jamais songé à vous marier ?

- Nous n'en avons jamais parlé, dit Loren. Dirk n'était pas un homme qu'on peut enchaîner. Sa vraie maîtresse, c'était la mer. Moi, j'ai ma carrière au Congrès.

- Vous avez eu de la chance. Son sourire était fabuleux et ses yeux verts... ! Seigneur ! les femmes devaient fondre... !

Soudain, Loren parut nerveuse.

- Je vous prie de m'excuser. Je ne sais pas ce qui me prend, mais il faut que je sache...

Elle hésita, comme si elle avait peur de poursuivre. Elle joua un instant avec une cuillère. Stacy soutint son regard.

- La réponse est non, mentit-elle. Je suis allée chez lui un soir, tard, mais c'était sur ordre de Ray Jordan qui voulait que je lui donne certaines instructions. Il ne s'est rien passé. Je suis repartie au bout de vingt minutes. À partir de ce moment et jusqu'à ce qu'on se sépare à Wake Island, ça n'a été que professionnel.

- Je sais que ça doit paraître idiot. Dirk et moi avons toujours été libres en ce qui concerne nos relations avec les hommes et les femmes, mais je voulais être sûre que j'avais été la dernière.

- Vous êtes plus amoureuse de lui que vous ne le pensiez, n'est-ce pas ?

- Oui, je m'en rends compte trop tard, admit Loren.

- Vous rencontrerez quelqu'un d'autre, dit Stacy pour lui remonter le moral.

- Mais personne ne prendra jamais sa place.

Le serveur revint avec leurs verres. Stacy leva le sien.

- À Dirk Pitt, un type formidable !

- Un type formidable, répéta Loren dont les yeux se remplirent de larmes.

Oui, c'est exactement ce qu'il était !

 

 

Dans la salle à manger d'une maison sûre, quelque part dans la campagne du Maryland, Jordan était assis en face de Hideki Suma.

- Puis-je faire quelque chose pour rendre votre séjour plus confortable ? demanda Jordan.

Suma resta un moment silencieux, appréciant la saveur délicate d'une soupe au canard et aux nouilles relevée de radis noir et de caviar, il ne leva pas les yeux pour répondre.

- Il y a en effet quelque chose.

- Oui ?

Suma montra l'agent de sécurité qui gardait la porte et ses collègues qui servaient le repas.

- Vos amis ne m'autorisent pas à rencontrer le chef. Il est excellent et je voudrais le complimenter.

- Elle a fait ses classes dans le meilleur restaurant japonais de New York. Elle s'appelle Nathalie et travaille maintenant pour le gouvernement, pour des occasions spéciales. Et je suis désolé de confirmer que vous ne pouvez pas la rencontrer.

Jordan regarda le visage de Suma. Il n'y vit aucune hostilité, aucune frustration de l'isolement qu'on lui imposait ni des gardes qui le surveillaient de près. Rien d'autre qu'une suprême suffisance. Pour un homme que l'on avait drogué puis soumis à de longues heures d'interrogatoire depuis quatre semaines, il se portait comme un charme. Son regard était toujours dur comme l'onyx sous ses cheveux gris. Mais c'est ainsi que les choses devaient être. Grâce aux suggestions posthypnotiques des experts de Jordan, Suma ne se rappelait rien, ne réalisait même pas qu'il livrait régulièrement à une équipe d'ingénieurs avides de savoir une vraie richesse de données techniques. Son cerveau avait été scruté et pompé avec autant de soin qu'une bande de voleurs professionnels en mettent à fouiller une maison et à la laisser ensuite aussi bien rangée que lorsqu'ils sont entrés.

Jordan se dit que, pour une fois, les services de renseignements américains pourraient obtenir sans mal certains secrets industriels étrangers qui se révéleraient sans doute profitables un de ces jours.

- C'est bien dommage, dit Suma. J'aurais aimé l'engager lorsque je rentrerai chez moi.

- Cela ne sera pas possible, répondit franchement Jordan.

Suma finit son potage et repoussa son bol.

- Vous ne pouvez pas continuer à me détenir comme un criminel de droit commun. Je ne suis pas un paysan arrêté dans le ruisseau. Je crois qu'il serait sage de me relâcher sans tarder.

Aucune exigence, juste une menace voilée de cet homme à qui personne n'avait appris que son incroyable pouvoir était parti en fumée lorsqu'on avait annoncé sa mort au Japon. Il y avait eu des cérémonies en son honneur et déjà son esprit était inhumé à Yasukumi. Suma ignorait que, pour le monde extérieur, il avait cessé d'exister. On ne lui avait pas annoncé non plus la mort de Tsuboi et de Yoshishu, ni la destruction du Centre du Dragon. Pour lui, les voitures piégées du projet Kaiten étaient toujours soigneusement cachées.

- Après ce que vous avez tenté de faire, dit froidement Jordan, vous avez de la chance de ne pas avoir été traduit devant un tribunal international pour crimes contre l'Humanité.

- J'ai le droit divin de protéger le Japon.

La voix calme, autoritaire, atteignit Jordan comme si elle lui parvenait d'une chaire. Jordan sentit le rouge de la colère lui monter aux tempes.

- En plus du fait que le Japon représente la société la plus insulaire du monde, son problème principal vient de ce que ses leaders commerciaux n'ont pas d'éthique, pas de principes de fair-play au sens qu'on donne à ce mot en Occident. Vous et vos collègues dirigeants de grandes entreprises, vous agissez envers les autres nations comme vous ne permettriez pas que les autres nations agissent envers vous.

Suma prit une tasse de thé et la vida.

- Le Japon est une société parfaitement honorable. Notre loyauté est très profonde.

- Bien sûr, envers vous-mêmes, au détriment de toutes les autres nations étrangères.

- Nous ne voyons aucune différence entre la guerre économique et la guerre militaire, répondit aimablement le Japonais. Pour nous, les nations industrielles ne sont que des concurrents sur un vaste champ de bataille où il n'y a aucune règle, où l'on ne peut se fier à aucun traité.

Sa folie mêlée à la froide réalité de la situation parut soudain ridicule à Jordan. Il comprenait qu'il ne servait à rien d'essayer de faire comprendre les choses à Suma. Peut-être ce fou avait-il raison. Peut-être l'Amérique serait-elle un jour divisée en nations séparées, gouvernées par les races. Il repoussa cette pensée dérangeante et se leva.

- Je dois vous quitter, dit-il sèchement.

- Quand pourrai-je retourner à Edo City ? demanda Suma.

- Demain, fit Jordan après un silence.

- Ça me fait plaisir. Je vous prie de veiller à ce qu'un de mes avions privés m'attende à Dulles Field. Ce type avait du cran !

- J'y veillerai, par l'intermédiaire de votre ambassade.

- Bonne journée, monsieur Jordan.

- Bonne journée, monsieur Suma. J'espère que vous nous pardonnerez les quelques dérangements que nous vous avons fait subir.

Les lèvres de Suma s'étirèrent en un sourire menaçant. Il considéra Jordan à travers ses yeux mi-clos.

- Non, monsieur Jordan. Je ne vous pardonnerai pas. Soyez bien sûr que je vous ferai payer le prix fort pour ma captivité.

Suma se tut et se resservit du thé.

Kern attendait Jordan, dans le hall.   .

- Avez-vous bien déjeuné ?

- Le repas était bon, mais la compagnie détestable ! Et vous ?

- J'ai écouté un moment depuis la cuisine. Nathalie m'a fait un hamburger.

- Veinard !

- Et notre ami ?

- Je lui ai dit qu'il serait relâché demain.

- J'ai entendu. Se rappellera-t-il qu'il doit faire ses valises ?

- La pensée s'effacera pendant l'interrogatoire de ce soir, fit Jordan en souriant.

- Combien de temps croyez-vous que nous puissions le garder ?

- Jusqu'à ce que nous sachions tout ce qu'il sait, que nous connaissions chacun de ses secrets, chaque bribe de souvenir de sa matière grise !

- Ça pourrait prendre un an ou deux !

- Et alors ?

- Qu'est-ce qu'on en fera ?

- Que voulez-vous dire ?

- On ne peut pas le tenir caché jusqu'à la fin des temps ! Et le relâcher serait suicidaire pour nous. On ne peut pas le laisser rentrer au Japon.

Jordan regarda Kern sans ciller.

- Quand Suma n'aura plus rien à nous apprendre, Nathalie mettra quelque chose dans sa soupe aux nouilles.

- Je suis désolé, monsieur le Président, mais comme vous dites chez vous, j'ai les mains liées.

 

 

Le Président regarda de l'autre côté de la table de conférences le petit homme souriant aux cheveux blancs coupés court et aux yeux sombres pleins de défi. Il ressemblait davantage à un commandant militaire qu'au chef politique du Japon.

Le Premier ministre Junshiro, en visite officielle à Washington, était assis entre deux de ses ministres et cinq assistants. En face de lui, le Président des États-Unis n'avait que son interprète.

- Je suis également désolé, monsieur le Premier ministre, mais si vous croyez que vous allez pouvoir ignorer les tragédies de ces dernières semaines, il va falloir réviser votre façon de voir les choses.

- Mon gouvernement n'est pas responsable des actions que vous reprochez à Hideki Suma, Ichiro Tsuboi et Korori Yoshishu. Si, comme vous l'affirmez, ils étaient vraiment à l'origine des bombes nucléaires qui ont explosé dans l'État du Wyoming et en haute mer, ils ont agi de leur propre chef et dans le plus grand secret.

La réunion menaçait de ne pas être très agréable. Junshiro et son cabinet avaient refusé toute enquête et réagi avec indignation, comme si les services de renseignements occidentaux avaient inventé toute cette tragédie.

Le Président balaya ses interlocuteurs d'un regard glacial. Les Japonais ne pouvaient jamais négocier sans être en comité.

- Si vous vouliez bien avoir l'amabilité de demander à vos ministres et à vos conseillers, sauf évidemment votre interprète, de quitter la pièce, je vous en serais reconnaissant. Étant donné la nature délicate de cette conversation, je pense qu'il vaudrait mieux qu'elle se déroule en privé.

Le visage de Junshiro s'assombrit lorsqu'on lui traduisit la requête. De toute évidence, ce qu'il entendit ne lui plut pas du tout. Le Président souriait, mais il n'y avait aucun humour dans son regard.

- Je vous prie de reconsidérer cette demande. Je suis sûr que nous atteindrons de meilleurs résultats avec mes conseillers.

- Comme vous pouvez le constater, répliqua le Président en montrant la table d'acajou, je n'ai moi-même aucun conseiller.

Le Premier ministre était en pleine confusion, comme s'y attendait le Président, il discuta rapidement avec les hommes qui l'entouraient et exprimaient leur désaccord.

L'interprète du Président eut un discret sourire.

- Ils ne sont pas contents, murmura-t-il. Ce n'est pas comme ça qu'ils travaillent. Ils vous trouvent déraisonnable et mauvais diplomate.

- Vous voulez dire barbare !

- Dans le ton seulement, monsieur le Président, dans le ton seulement.

Finalement, Junshiro se tourna vers le Président.

- Je dois protester contre cette entorse au protocole, monsieur le Président.

En attendant la traduction, le Président répondit d'une voix acerbe.

- Je commence à en avoir assez de ce petit jeu, monsieur le Premier ministre. Ou vos conseillers s'en vont, ou c'est moi qui m'en vais !

Après une courte réflexion, Junshiro fit un signe d'assentiment.

- Comme vous voudrez.

Lorsque la porte se fut refermée sur les Japonais, le Président s'adressa à son interprète.

- Traduisez exactement ce que je dis, sans fioriture, sans sirop et sans faveur, même si les mots sont durs.

- Bien, monsieur.

- Bon. Maintenant, monsieur le Premier ministre, voyons les faits comme ils sont : vous et les membres de votre cabinet étiez parfaitement informés et tacitement d'accord avec les industries Suma et leur fabrique de matériel nucléaire. Ce projet a été en partie mis au point par une organisation criminelle secrète appelée les Dragons d'Or. Ce programme a donné naissance au projet Kaiten, un plan de chantage international abominable, conçu en secret et maintenant recouvert d'un voile de mensonges et de faux démentis. Vous en avez été informé dès le début et cependant vous l'avez soutenu par votre silence et votre non-intervention.

Dès qu'il eut la traduction, Junshiro tapa sur la table avec une colère indignée.

- Ce n'est pas vrai ! Rien de tout cela n'est vrai ! Il n'y a aucun fondement à ces charges absurdes !

- Les informations recueillies de sources variées laissent peu de doute à ce sujet. Vous avez secrètement applaudi lorsque des criminels connus ont commencé à construire ce qu'ils appelaient « le nouvel empire ». Un empire fondé sur le chantage nucléaire et économique.

Junshiro pâlit, mais ne dit rien. Il imaginait déjà le désastre politique et la perte de sa réputation. Le Président ne le quittait pas des yeux.

- Et inutile de déployer ici votre indignation et de vous draper dans votre dignité ! Il y aura toujours un conflit latent entre les intérêts américains et japonais, mais nous ne pouvons exister les uns sans les autres.

Junshiro comprit que le Président venait de lui lancer une bouée de sauvetage et s'empressa de la saisir.

- Que proposez-vous ?

- Pour éviter à votre nation et à votre peuple le choc et la honte du scandale, vous donnez votre démission. La confiance entre votre gouvernement et le mien est ébranlée. Le dommage est irréparable. Seuls un nouveau Premier ministre et un cabinet de gens honnêtes et fiables, sans relation avec la pègre, pourraient amener un nouvel état de coopération mutuelle entre nos deux pays. Avec un peu de chance, nous pourrons travailler en étroit partenariat pour aplanir nos différences culturelles et économiques.

- L'événement restera secret ?

- Je vous promets que tout ce qui concerne le Centre du Dragon et le projet Kaiten sera classé secret absolu de notre côté.

- Et si je ne démissionne pas ? Le Président s'adossa à son fauteuil et étendit les mains.

- Alors je peux vous prédire que les hommes d'affaires japonais pourraient se préparer à une belle récession.

Junshiro se leva.

- Dois-je comprendre, monsieur le Président, que vous nous menacez de fermer le marché des États-Unis à tous les produits japonais ?

- Je n'en aurai pas besoin !

Le visage du chef de la Maison Blanche changea curieusement d'expression. Ses yeux bleus perdirent leur reflet de colère et devinrent pensifs.

- Je n'en aurai pas besoin, répéta-t-il. Parce que si les Américains venaient à apprendre qu'une bombe nucléaire a été introduite en secret aux États-Unis et qu'elle a explosé là où paissent le daim et l'antilope... Je doute que le consommateur moyen envisage une seule seconde d'acheter des produits japonais avant très, très longtemps !

 

 

Loin des sentiers battus par les touristes, à 1 125 kilomètres au sud-est du Japon, l'île Marcus repose dans un isolement primitif. Atoll de corail sans aucun voisin, ses plages forment un triangle parfait dont chaque côté mesure environ un kilomètre et demi.

En dépit d'une brève notoriété lorsque les forces navales américaines l'avaient bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale, peu de gens avaient entendu parler de l'île Marcus jusqu'à ce qu'un promoteur japonais tombe par hasard sur ses plages désertes.

Il imagina ce qu'il pourrait en tirer en la transformant en station très huppée pour les Japonais fatigués de l'hiver, il y construisit immédiatement un complexe de grand luxe.

D'un style polynésien contemporain, l'atmosphère villageoise comportait un terrain de golf, trois restaurants avec salons et pistes de danse, un théâtre, une grande piscine en forme de fleur de lotus et six courts de tennis. L'immense complexe, terrain de golf et aérodrome compris, couvrait la totalité de l'île.

Quand la construction fut achevée, le promoteur y amena par avion une armée de journalistes qui profitèrent de tout le confort et rentrèrent chez eux écrire des reportages dithyrambiques. La station devint immédiatement à la mode auprès des touristes aventureux, à la recherche d'exotisme et de dépaysement. Mais au lieu d'une clientèle japonaise, les réservations se mirent à pleuvoir de tous les coins du Pacifique et bientôt, les plages de sable fin et blanc accueillirent des Australiens, des Néo-Zélandais, des Coréens et des Chinois de Taiwan.

L'île devint rapidement le lieu de prédilection des amoureux et des jeunes mariés, ravis de s'adonner aux activités sportives mises à leur disposition ou de faire l'amour dans leurs bungalows sous les palmiers.

Brian Poster, de Brisbane, sortit de l'eau bleue près du récif et traversa la plage pour rejoindre sa jeune épouse Shelly qui somnolait sur une chaise longue. Le sable fin était brûlant sous ses pieds nus et le soleil de cette fin d'après-midi irisait les gouttes d'eau restées sur sa poitrine bronzée. Tout en s'essuyant, il jeta un coup d'oil vers la mer.

Un couple coréen, Kim et Li Sang, qui logeaient dans le bungalow voisin, prenaient une leçon de planche à voile que dispensait l'un des moniteurs attentifs de la station. Près d'eux, Edward Cain, de Wellington, faisait le tour des récifs avec sa nouvelle épouse Moira. Lui portait un masque et des palmes, elle était mollement allongée sur un matelas pneumatique.

Poster donna à sa femme un baiser léger et lui caressa le ventre. Il s'allongea près d'elle sur le sable, mit ses lunettes de soleil et regarda paresseusement les gens dans l'eau.

Les Sang avaient du mal à maîtriser la technique de la planche. Ils paraissaient perdre beaucoup de temps à remonter dessus et à reprendre le contrôle de la voile après avoir perdu l'équilibre et plongé dans l'eau.

Poster tourna son attention sur les Cain, admirant Moira qui s'était remise sur le dos sans tomber du matelas. Elle portait un maillot une pièce doré qui ne cachait pas grand-chose de ses formes généreuses.

Soudain, quelque chose attira son attention à l'entrée du chenal qui partait du récif de corail et donnait sur le vaste océan. Quelque chose se passait sous l'eau. Il était certain qu'une chose ou une créature marine créait un remous sous la surface. Poster ne pouvait distinguer de quoi il s'agissait, seulement que ça semblait bouger et se diriger vers le récif en direction du lagon.

- Il y a quelque chose là-bas ! dit-il à sa femme en se mettant vivement debout.

Il courut vers l'eau et commença à crier en montrant le chenal. Ses cris et ses gesticulations attirèrent vite l'entourage et bientôt, une foule venue de la piscine voisine et du restaurant se rassembla sur la plage.

L'instructeur de planche à voile des Sang entendit Poster et son regard se porta vers le point que montrait l'Australien. Il vit le remue-ménage sous-marin et fit rapidement revenir ses élèves sur la plage. Puis il sauta sur sa planche et traversa le lagon pour prévenir lés Cain, qui nageaient paresseusement sur la route de l'apparition inconnue, apparemment décidée à envahir le lagon.

Edward Cain, sa femme près de lui sur le matelas, nageait sans se douter d'un quelconque danger, admirant les jardins sculptés de corail à travers son masque, enchanté par les couleurs somptueuses et les bancs multicolores de poissons lumineux.

Il entendit une sorte de ronronnement au loin, mais pensa qu'il s'agissait d'un des vacanciers s'exerçant au ski nautique. Puis, comme mus par un même ressort, les poissons nièrent au loin et disparurent. Cain ressentit un frisson de peur. La première pensée qui lui vint fut qu'un requin était entré dans le lagon, il leva la tête au-dessus de la surface, cherchant la nageoire révélatrice. Heureusement, il n'y en avait pas. Tout ce qu'il vit fut une planche glissant rapidement dans sa direction, il entendit les cris venant de la plage, se retourna et vit la foule des vacanciers et du personnel de l'hôtel faisant des signes désordonnés en montrant le chenal.

Une vibration bruyante semblait agiter l'eau et il replongea la tête sous la surface. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ? Là-bas, dans l'eau turquoise, à moins de cinquante mètres, une chose informe, couverte de boue verte et jaune, se matérialisait.

Il attrapa un angle du matelas de sa femme et commença à battre follement des palmes vers un corail qui dépassait de la surface. Elle ne comprit pas ce qu'il était en train de faire et pensa qu'il avait envie de s'amuser à la faire tomber dans l'eau.

La chose effrayante les ignora, dépassa le récif et pénétra dans le lagon, se dirigeant résolument vers la plage.

Comme un monstre indescriptible surgi du fond des abysses dans un film catastrophe, il remonta lentement le lagon. La foule, muette de peur, s'écarta lorsque l'immense chose, dégoulinante d'eau, faisant trembler le sable sous son poids, atteignit deux palmiers et s'arrêta net.

Dans un silence total, cloués sur place, tous regardaient. Ils distinguaient maintenant un gigantesque véhicule mécanique sur des chenilles énormes, surmonté d'une sorte de cabine en forme de cigare. Deux bras mécaniques se dressaient en l'air comme les antennes d'un insecte géant. Des colonies de crustacés s'étaient accrochées à chaque anfractuosité de l'extérieur recouvert d'une cuirasse dure de vase et de sédiments, même sur le pare-brise normalement transparent.

Il y eut un claquement métallique lorsque l'écoutille du toit s'ouvrit et fut rejetée en arrière.

Une tête hirsute aux cheveux noirs, barbue, s'encastra dans l'ouverture. Le visage était fatigué et maigre, mais les yeux enfoncés dans des orbites sombres brillaient avec l'intensité de deux émeraudes. Ils regardèrent la foule muette et sidérée et se posèrent sur un jeune homme qui tenait un plateau à deux mains.

Alors les lèvres s'étirèrent en un large sourire et la voix résonna, un peu éraillée.

- Ai-je raison de penser que vous êtes un serveur ?

- Oui... monsieur.

- Chic, alors ! Après un régime d'un mois de sandwiches moisis et de café, je suis prêt à engloutir une salade de crabe avec une tequila sur de la glace.

Quatre heures plus tard, l'estomac calé, Pitt fit la sieste la plus agréable et la plus satisfaisante de toute sa vie.

 

FIN

 



[1] Vin de Californie, sec, vignoble de 1896